Sainte Soline

Le 25 mars 2023, des milliers d’opposant-e-s aux « mégabassines » se retrouvaient à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Comme bien d’autres comtois-e-s, une jeune jurassienne y participait. Quelques jours après ce chaos, elle décidait de coucher sur le papier ce qu’elle a vu et vécu de la terrible répression étatique qui fit plusieurs centaines de blessé-e-s dont certain-e-s gravement. Un précédent, qui désormais s’ancre et se propage à l’encontre de tout le mouvement écologiste et contestataire en France. Un an après cet évènement et alors que d’autres fronts fleurissent comme actuellement en Auvergne, nous publions ce (long) récit aussi inédit qu’édifiant.

Mettre des mots. Ne rien oublier. Ne pas juste se souvenir du manque de sommeil, du stress, des pas et des pas. Ne pas laisser les choses se déformer.

Le trajet de nuit, 7h suspendues. Un mélange d’excitation et d’appréhension, entre les siestes et les discussions pour se tenir éveillé∙es.
Je me sens prête, sans savoir exactement à quoi. Pas parce que je me suis spécialement préparée, plutôt parce que face au futur qui nous attend, prendre ces risques ne met plus autant en jeu. Et pourtant, je ne pense pas que ça soit normal d’être prêt∙e à risquer son intégrité, sa vie comme ça. Ce n’est pas normal d’avoir aussi peu confiance en l’avenir.

Approche du camp de base, entouré∙es par les contrôles potentiels. J’ai la sensation de plonger. 2h du matin, c’est maintenant, ça commence.
Sur place, je trouve l’énergie du peuple qui se lève. Sur la route qui mène au camp, à la frontale. Au milieu des tentes et de la boue. Dans la paille pour s’isoler du sol plein d’eau. Entre les gens qui dorment, ceux qui arrivent à peine et ceux qui chantent. Dès le réveil, dès les premiers briefs, les premiers slogans, les premiers poings levés. Je trouve les cris et les chants en c(h)œur, la rage et l’amour.
On choisit le cortège de l’outarde rose. On marche et marche, sans encombre. Slogans, discussions, chants. J’ai ce sentiment de méfiance qui grandit en moi. Tension. C’est louche.
On aperçoit la forteresse au loin. Tas de terre entouré de bleu. Je n’ai pas vraiment peur, pas tout de suite. J’ai toute confiance en notre nombre et notre légitimité.
On s’approche de plus en plus de la bassine. Plus que quelques centaines de mètres. On voit les anguilles commencer à se faire bombarder. La tension monte d’un cran. Poussée d’adrénaline.
« Restez groupé∙es ! »
Ne pas se retrouver seule. Protéger les autres, se protéger.

Dans la hâte, il y a un fossé un peu trop large, ou un saut mal calculé. Ça vrille ma jambe gauche. Je peux encore marcher, lentement, douloureusement. Il faut continuer. Un pas sur trois, ma jambe se dérobe sous mon poids. Je continue.
Je marche avec les autres jusqu’aux abords de la bassine, jusqu’à la première ligne de la masse qui cherche à encercler ce trou. On se donne la main, on se place dans la chaîne humaine.
En face, des soldats.
Je réalise où je suis, ce que je fais. Que je ne peux plus fuir. Que si une charge, une grenade, n’importe quel danger arrive à proximité, je ne peux plus fuir.
Avec ma binôme, on rebrousse chemin. Déception. Colère contre moi-même. Je suis là pour faire ma part, être un maillon de cette chaîne et je me retrouve estropiée, poids mort. J’ai honte de m’être blessée aussi bêtement alors que des explosions résonnent autour de nous.
On cherche un∙e medic. Il me faut un strap, pour y retourner, ne plus peser sur ma binôme. Celle qu’on trouve nous indique une zone, proche d’une route, où sont regroupé∙es les blessé∙es. Il y a une ambulance, des évacuations sont organisées pour celles et ceux qui ne peuvent pas continuer. Elle a raison, ça ne sert à rien d’y retourner, de me mettre en danger, moi ou celles et ceux qui voudraient m’aider.

Alors on traverse, en retrait, une partie du champs de bataille. Nos yeux alternent entre le ciel et nos camarades qui prennent les coups. Quand on voit une grenade tomber à proximité de quelqu’un∙e, on serre les dents, on espère qu’iel l’a vu aussi.
Les lacrymos tombent, sont enterrées, d’autres tombent.
« Medic ! »
Plus on s’approche et plus il y a d’appels au secours. Le temps entre les détonations diminue.
Le chemin parait si long jusqu’à la route. On est encore à 50m quand l’ambulance démarre et s’en va. Merde. C’est la merde.
« Medic ! MEDIC ! »
Au pied de la bassine à notre gauche, un fourgon qui brûle, des voitures enflammées. Et une pluie de grenades. Un nuage de lacrymo, blanc, un autre de fumée, noir.
On arrive enfin à la route. Soulagement. On me dit de m’asseoir le long du talus, à côté d’un camarade au visage entièrement bandé. Il est sous une couverture de survie, encadré de deux medics. Je ne sais pas s’il est conscient.
« Ils viennent par ici ! »
Ici, on devait être en sécurité. Loin des zones d’affrontement.

« Les quads ! Ils arrivent ! » Les élu∙es sont appelé∙es. Former une chaîne pour protéger les blessé∙es. Montrer que cette zone doit rester sécurisée. Je ne peux rien faire.
Ils arrivent. Ils foncent sur nous.
Ce n’est pas possible. Il y a des couvertures de survie partout. Ils ne peuvent pas ne pas le voir. Les larmes sortent toutes seules.
Ils tirent. Ils gazent les blessé∙es.
Il faut se relever, partir. Autour, des cris. Ma binôme me tire. Je trébuche, elle a senti le souffle d’une explosion, je ne sais plus si c’est ça qui m’a fait trébucher. On marche dans le nuage, j’ai des lunettes, pas elle. Devant nous, un fossé, profond, je ne peux pas. Elle crie que je suis blessée. D’autres m’aident à descendre au fond du fossé et à ressortir de l’autre côté, où c’est plus calme. Ils font passer les corps, les civières dans leur papier doré.
La BRAV-M est déjà repartie. Ils ont tiré en passant, dans le tas.
Après ça, l’accalmie. On ne sait pas pourquoi ni comment. J’accueille ce moment de calme sans vraiment me poser de questions. Il faut retrouver le reste du groupe qui était en première ligne. Je les cherche dans la foule, entier∙es, debout. Je pense que l’idée qu’iels puissent être blessé∙es n’arrive même pas jusqu’à mon cerveau. On retrouve deux amies, elles nous apprennent que les autres vont bien.

L’atmosphère se détend malgré les partages de visions de violences et de souffrance. Il y a des pique-niques improvisés. Un mec qui joue du tambour, affalé dans l’herbe. Le temps est suspendu, je ne sais pas quelle heure il est, je ne sais pas depuis combien de temps nous sommes là.
Aussi vite qu’elles se sont arrêtées, les détonations reprennent. Il faut se remettre à l’abri. Retourner à la route, la même, où se trouvent medics et blessé∙es. Des voitures, ambulances improvisées, commencent à arriver.
Il y a trop de blessé∙es. Pas assez de medics. On se met dans un coin. Ne pas prendre la place d’un∙e blessé∙e plus grave.
À côté de nous, un homme avec un morceau de LBD dans la cuisse, « ça brûle. »
Nous sommes évacué∙es ensemble, avec son tambour. C’est lui qui était couché dans l’herbe. Dans la voiture, il y a aussi une camarade qui a été lacérée au niveau des jambes par des morceaux de grenade désencerclante.
Ma binôme reste derrière, plus de place dans la voiture. J’ai peur pour elle, je m’en veux de la laisser.
De retour au camp de base, on me dit d’attendre sur un banc devant la tente qui sert d’infirmerie. Un morceau de gâteau, un verre d’eau.

La medic du soutien psy va de personne en personne. On vient nous voir pour recenser les blessures.
Je ne sais pas combien de blessé∙es je vois passer. Je parle avec certain∙es, dont celle qui était dans la voiture avec moi.
Je suis là, avec ma poche de glace sur le genou, à voir défiler ces camarades blessé∙es dans leurs chairs et dans leurs âmes.
Je suis là, à voir les medics s’affairer, la pression sur leur épaules, la fatigue, la douleur dans leurs yeux.
Je me sens inutile, si petite et impuissante. Chanceuse aussi. Ma chair va bien, que demander de plus ?
Je sens mon cœur battre, fort. Je m’entends respirer.
Ma binôme finit par arriver. Je n’ai plus de raison de m’inquiéter.
Je suis toujours en tension.
Je ne sais pas combien de temps s’écoule, on me fait entrer dans l’infirmerie. L’atmosphère est encore plus pesante à l’intérieur. Les blessé∙es les plus grave sont déjà passé∙es, les medics sont, de façon plus ou moins visibles, à bout.
D’autres entorses de fossé se trouvent là, je me sens moins seule. On discute.
« Discuter », ça sonne bizarre avec le reste.

Je reste longtemps à l’intérieur de la tente infirmerie. Assez longtemps pour voir défiler plus de blessé∙es, la deuxième vague, celles et ceux revenu∙es à pied. Pour voir des gens craquer, de douleur, de fatigue, de peur d’avoir perdu un proche dans la foule…
Je me retiens de pleurer. Je me sens si proche et si loin.
C’est bon, j’ai un strap sur la cheville, un sur le genou, je peux partir. Merci. Bravo. J’essaie de trouver des mots pour les medics, je ne sais pas si j’y arrive.
En sortant de l’infirmerie, je tombe sur une vieille connaissance. Ça fait diversion.
Il y a un brief/débrief, le reste du groupe à trouver, la voiture à rejoindre. Il faut se changer, ranger. Ça fait diversion pour mon cœur et ma tête.
Et dans la voiture vers Melle, je commence à couler.
J’ai envie de rentrer chez moi. Je m’en veux à nouveau de m’être blessée. J’ai mal. Je veux dormir, dormir, dormir.
Mais je veux voir la suite, les gens, la fête.
Je suis fatiguée.
Je suis venue aussi, ou surtout, je ne sais pas, pour les moments de partages et de liens de l’après.
Je suis fatiguée.

Il faut encore éviter des contrôles de police.
Je veux rentrer.
On arrive à Melle. Il faut monter les tentes à nouveau, puis aller faire la fête.>>
Je suis fatiguée.
Ça va aller.
Il ne pleut pas, on trouve un coin pour s’installer.
Je suis fatiguée.
La tente est montée.
Je n’ai plus la force. J’ai mal. Je n’ai plus le cœur à la fête, ou pas assez. L’effervescence, la violence, la fatigue, je n’ai plus la force.
Je reste seule dans la tente. Je pleure. Pas longtemps. Sans vraiment savoir pourquoi.
J’entends des bruits d’hélicoptères. Des gens passent autour. Ça parle de la présence policière dans la ville. Je n’ai pas la force d’avoir plus peur encore. Je mets des bouchons d’oreille, tant pis, je veux dormir.
Quand je me réveille le lendemain, il est 10h. Je ne me sens pas mieux.
Je suis contente de retrouver les autres. Je suis contente de découvrir le site des conférences, concerts et autres festivités.
On mange. Je retrouve d’autres camarades. Ça va mieux.
On chante avec la chorale. Ce n’est pas long mais ça regonfle mes batteries.

Elle est là l’énergie qui sent l’amour et la joie, celle que je voulais trouver. Mais il faut repartir.
Je sens un poids, sans réussir à le verbaliser. Avec mes batteries timidement rechargées, je passe à l’infirmerie psy. Je craque.
Toute blindée que je pensais être, ces blessures de chairs et d’âmes m’ont transpercée. Sentir la souffrance des autres m’a atteint, sur le moment, plus que ma propre souffrance et ma propre peur.
Je ne sais pas où se sont enfouis mes sentiments à moi, depuis la veille.
Je rejoins la voiture. Nouveau slalom entre les contrôles. Débriefer, s’écouter, se soutenir. Je dors un peu. On trouve un camion qui vend des frites. Je conduis un peu. La tension diminue.
Câlin collectif, on se quitte.
22h, je monte dans ma voiture pour rentrer chez moi. Je mets à fond les musiques qu’on a écoutées pendant le trajet. J’arrive enfin. C’est fini. Je crois.

Pendant ce trajet retour et les jours qui ont suivi, j’ai alterné entre de la fierté, de la tristesse et de la colère.
Je suis fière d’avoir été là, d’avoir participé à ça, que cette pompe ait été désarmée, que ces haies aient été plantées, que tous ces gens se soient réunis, que la joie, même entachée, ait continué.
Je suis triste pour les blessé∙es, pour leurs proches, pour moi qui continue à me sentir si inutile et impuissante.
Je suis en colère contre cette violence et ces mensonges.
Je suis submergée par mes souvenirs de ce week-end. J’écris ce récit mais je ne sais pas si un jour j’arriverai à trouver de mots assez justes pour me dire que j’ai tout avalé, digéré.
J’ai mis 72h à faire assez baisser la tension pour poser ces mots une première fois. J’ai pleuré de ressentir à nouveau cette journée. Mon entorse me rappelle régulièrement la marche dans les champs, entre le blé et les explosions.

Je ne regrette pas d’être allée jusqu’au pied de cette bassine. Je ne regrette plus que vivre la suite du week-end comme je l’avais prévu ait été au-dessus de mes forces. Mais je crois que je suis triste que ce récit soit si noir. Que la joie ait été entachée, même si elle a continué.
Mes sentiments sont restés enfouis au même endroit, je crois. Ils sortent de temps en temps, puis retournent tapisser l’endroit d’où ils peuvent faire un bruit de fond. Juste assez pour que je sente leur poids, sans savoir quoi en faire.

Ça fait 18 jours, je viens de nettoyer mon bleu de travail.
Ça fait plus d’un an, je n’ai rien oublié.

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