Légalisés à partir du 17 janvier 1975 et désormais inscrits dans la constitution, le droit et l’accès à l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) n’en demeurent pas moins précaires. Comme l’ensemble des acquis arrachés par les femmes et minorités de genre, cette disposition rencontre en effet toujours une contestation frêle mais organisée. Leurs protagonistes s’avèrent souvent issus des cercles religieux officiels, avec une implication toute particulière de l’église catholique et de ses allié·e·s. Mais abandonnant les commandos et prières de rue, leur discours s’est aujourd’hui modernisé. Premier volet de notre enquête.
L’église catholique romaine, toujours au premier plan
Si la majeure partie des différentes congrégations présentes dans le paysage comtois s’avèrent souvent tranchées quant à la question de l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG), aujourd’hui rares sont celles qui poussent le débat au-delà des limites du culte. Localement aussi, ces prises de positions sont généralement bornées, allant par exemple d’un bulletin paroissial de la « Fraternité Sacerdotale Saint-Pierre » à la publication Facebook de « l’Église Baptiste Évangélique ». Mais toujours dominant sur le plan spirituel et temporel, le diocèse de Besançon souhaite encore aujourd’hui s’imposer comme le principal fer de lance, quitte à déborder.
Pastorales des familles dédiées à l’IVG, instauration d’un « rosaire pour la vie » à la cathédrale Saint-Jean, relais d’une campagne de « Choisir la vie » salué par « Riposte Catholique », en sont autant d’expressions. Mais pas seulement, comme en témoigne une interview du 7 mars 2024 donnée par l’archevêque Jean-Luc Bouilleret à la station « Radio Chrétienne Francophone » (RCF) de Besançon. Bien qu’ayant six points à aborder, le premier monopolisera près de cinq minutes sur les 12.25 d’intervention ; une actualité visiblement lourde, s’agissant de « l’inscription de l’IVG dans la constitution » contre laquelle plusieurs doyennés appelaient au jeûne et à la prière.
Réagissant au vote de cette disposition par le parlement, le haut-dignitaire dénonçait notamment la « pensée unique » d’un « droit de la femme » qu’il oppose au « droit de l’enfant à naître ». Une réflexion tournée vers les affaires publiques, que d’autres structures historiques porteront aussi durant les législatives des 30 juin et 7 juillet. Comme « Alliance VITA », invitant ses adhérant·e·s à défendre « cinq voies prioritaires pour la vie » auprès des candidat·e·s ; avec au point quatre « instaurer une politique d’accueil de toute vie », cette analyse : « Alors que le taux de recours à l’IVG est record, on attend toujours une politique globale de prévention de l’avortement ».
Une association fondée par Christine Boutin
Lancée en 1993 par Christine Boutin, « Alliance Vita » se réclame d’un catholicisme dressé contre l’avortement, l’euthanasie, le mariage pour tous, la PMA/GPA, ou encore le transhumanisme. Elle dispose d’une antenne à Besançon, gérée depuis plusieurs années par F. J. Chargé des services techniques pour le conseil pastoral à Saint-Jean, il est également engagé quant à la communication officielle du diocèse et de RCF. Remarqués en 2012 à l’occasion d’un rassemblement contre le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, ses responsables de l’époque affirmaient pourtant « n’avoir aucun lien avec des mouvements religieux ou politiques ».
Reste que c’est au centre diocésain que « Alliance Vita » propose ses « universités de la vie », dont celle du 9 au 31 janvier 2023. On trouvait au programme « panser la fin de vie », « (dé)transition », « l’avortement à l’épreuve du réel », autour « d’expert·e·s » comme une rédactrice de « Valeurs Actuelles », un membre de la famille de Cacqueray incluant Marc, ou une fabuliste présentée en thérapeute. « C’est compatible avec les idées de l’Église sur la question », indiquait l’institution devant la polémique. Car reprochant la tenue d’une tribune hostile à l’IVG, à l’euthanasie et à l’extension des droits féministes et LGBT+, l’événement fut perturbé par des manifestant·e·s.
Le diocèse et « Alliance Vita » déposent alors plainte, ouvrant un dossier qui va illustrer leurs soutiens dans l’appareil d’état. Sous l’égide du procureur É. M., fervent catholique passé sur RCF et venant de donner une conférence aux « Dominicaines de Béthanie » dans le cadre du « pèlerinage Lataste », l’enquête est confiée à S. M., qui réalise ses auditions dans un bureau orné d’effigies votives et proclame oralement sa foi, pour terminer sous la présidence d’un magistrat, G. L., qui, in-extremis, se déporte, admettant connaître les parties civiles. Une conception singulière de la justice républicaine pour les voix critiquant les « pro-vies », se soldant par un fiasco.
Par téléphone et en ligne, un service d’écoute controversé
« Alliance Vita » ne se contente pas de mobiliser ponctuellement ses ouailles, puisqu’elle gère en plus différents services d’écoute et de conseils. C’est le cas de « SOS bébé », une hotline à destination des parents en devenir éprouvant des difficultés. Mais les affiliations de la structure sont rarement explicitées, laissant croire aux citoyen·ne·s qu’ielles évoluent au sein d’un cadre objectif, sérieux et désintéressé. Une « manipulation » signalée de longue date, à l’image d’un rapport du 7 novembre 2013 émanant du « Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes » (HCE) notant que cette entité « entretient l’illusion d’une ligne téléphonique institutionnelle ».
Conquérant aussi le formidable outil d’Internet, Samuel Laurent pour « le Monde » décrivait cette stratégie en 2015 : « Derrière une vitrine objective, SOS bébé fait l’apologie de la maternité de préférence à l’IVG ne ratant pas l’occasion de mettre en avant les risques de l’avortement. S’il n’est jamais précisé explicitement qu’il est mieux de ne pas avorter, les contenus sont très fortement orientés. Ce site qui a toutes les apparences de l’outil d’information neutre, est en fait clairement partisan. Ce n’est que très récemment que la page “qui sommes-nous” précise que le portail est animé par Alliance Vita depuis 2000, sans que soit fourni un lien ou une explication sur ses engagements ».
À Besançon, les actions de terrain sont certes plus limitées, mais des tentatives furent menées en bonne entente avec « SOS Futures Mamans » ; énième association au titre explicite apparue en 2011, ses charges anti-IVG et sa gestion par les sphères traditionalistes étaient là encore savamment dissimulées. Entre une participation à la « marche pour la vie » et une rencontre avec le pôle famille du diocèse, son bilan 2019 sur le secteur nous apprenait toutefois sa présence aux « universités de la vie » et sa collaboration étroite avec « Alliance Vita » et « SOS bébé ». Quant à savoir si cette convergence était seulement sous forme publicitaire, le mystère subsiste.
Une menace réelle ?
Il y a cinquante ans déjà, le combat pour le droit à l’IVG passait par Besançon. Le « Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et la Contraception » (MLAC) en fut un acteur incontournable dans les années 1970, d’une action coup-de-poing au CHRU jusqu’au ralliement des ouvrières en lutte de Lip. Si les mentalités et les mœurs ont évolué, rien n’est intangible. Le 2 juillet 2022 place de la Révolution, trois cents personnes étaient ainsi réunies suite aux bouleversements opérés aux États-Unis. Entre-temps le Congrès s’est prononcé, en mars 2024 quatorze des dix-sept parlementaires de Franche-Comté s’étant prononcé·e·s en faveur d’une constitutionnalisation.
Les inquiétudes relatives au droit à l’avortement agitent donc encore la société, en particulier autour des iniquités sociologiques et territoriales. Si l’inscription de ce principe dans le marbre de la constitution a été bien vu par les organisations féministes, la plupart soulignaient néanmoins les limites de cette reconnaissance. À partir de la loi Veil du 17 janvier 1975 jusqu’aux derniers textes adoptés le 2 mars 2022 prolongeant de douze à quatorze semaines le délais légal de recours, les dispositions législatives existent mais restent donc soumises aux réalités du terrain, oscillant entre problématiques sur les moyens ou le personnel et véritables offres d’accès.
Aussi, si les « commandos anti-IVG » se sont estompés avec un délit d’entrave promulgué en 1993, les groupuscules comme « SOS Tout-Petits » avaient maintenu des prières de rue annuelles. Y compris à Besançon, dont en 2010 sous escorte du « Front Comtois ». Le mouvement avait pris un peu de vigueur en marge de la « manif pour tous », le point d’orgue étant l’invitation du prédicateur intégriste Alain Escada par la « Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X » le 1er février 2014. Mais entre opposition farouche et essoufflement, ces démonstrations ont disparu ; laissant place à une nouvelle génération, moins frontale mais tout aussi déterminée.
Reportage du 23 mars 1974, suite à l’action du MLAC à Besançon.
Boîte noire
Sollicitées dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 août par courriers électroniques, aucune des principales parties citées dans cette enquête n’a répondu à nos questions. Le diocèse de Besançon nous a ainsi fait savoir qu’il n’était pas en mesure de nous apporter des précisions avant la parution de cet article, l’archevêque Jean-Luc Bouilleret étant en congés. Quant au siège national de l’association « Alliance VITA » comme le parquet de Besançon et son Procureur de la République, ces deux entités n’ont pas donné la moindre suite.