Dans le cadre de notre conférence sur l’anti-tsiganisme, organisée le 25 octobre dernier à Besançon, Rémy Vienot, président de l’association « Espoir et Fraternité Tsiganes de Franche-Comté », a pu aborder la question du camp d’internement de la Saline Royale d’Arc-et-Senans. Il a notamment terminé son intervention par la lecture d’un texte, partagé sur les réseaux sociaux en 2019. Un récit particulièrement poignant, qu’il nous a autorisé à partager. Dans l’attente d’un compte-rendu complet de cet événement, le voici donc reproduit en intégralité :
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Enfants Tziganes, de la forêt de Chaux à la Saline d’Arc-et-Senans.
24 juin 1941. Plusieurs dizaines de tziganes, des manouches venus d’Alsace, emplissent un camp de rassemblement dans une clairière de la forêt de Chaux, quelques hommes et une majorité de femmes et d’enfants avec presque rien pour bagage. Ils sont accompagnés par des gendarmes. Ces familles sont entassées dans une baraque à côté de deux maisons forestières où sont installés cinq douaniers chargés de les surveiller. Le ravitaillement est difficile ; les tziganes n’ont pas de tickets d’alimentation ; le lait manque pour les enfants et l’eau du puits est polluée.
1er septembre 1941. L’administration transfère le camp des nomades dans la saline complètement délabrée d’Arc-et-Senans. Pas de douche, pas de WC. 15 mai 1942, le camp de rassemblement devient un camp d’internement pour tziganes. Voilà dix mois que les enfants sont parqués. C’est en mémoire d’eux que j’ai écrit ce texte. La nuit, les enfants se couchent sur leurs paillasses, mais le sommeil ne veut pas venir. Le sommeil ne s’approche d’aucun d’eux. Les mères serrent leurs nourrissons contre elles. Les vieillards font semblant de dormir en ronflant. Les vieilles femmes toussent. Les yeux si ronds, si grands, si noirs des enfants sont braqués sur des forêts immenses, des champs d’infini.
Ils ont marché à travers le monde. Ils ont traversé le monde. Ils ont couru sur des routes sans fin. Pourquoi ? Le temps s’écoule et les nuits s’ajoutent aux nuits. Les enfants se tournent et se retournent sur leurs paillasses, ferment leurs yeux si ronds, si grands, si noirs. Ils essaient de ne plus songer à rien. Tout est inutile. Une seule pensée les poursuit : nous allons mourir. C’est pour cela qu’on nous a faits venir ici. Pour mourir. Ils ne veulent pas dormir d’un sommeil dont ils ne se réveilleraient jamais. La vie, les enfants tziganes sont habitués à toujours se réjouir et à chanter, à danser des danses sautillantes qui chassent la tristesse. Le soir autour d’un feu, ils laissent la chaleur des flammes pénétrer leurs corps.
Mais là, dans ce camp d’internement de la saline d’Arc-et-Senans, leurs yeux si ronds, si grands, si noirs ne peuvent retenir leurs larmes. Où sont les roulottes ? Où sont les chevaux et les chiens ? Où sont les violons, les flûtes et les luths ? Les gestes n’ont plus rien d’humain. Sans musique, les repas sont tristes. Les enfants percevaient la protestation de leurs entrailles. C’est comme s’ils avaient des souris dans le ventre. Les enfants trépignaient : pourquoi les obligeait-on à rester dans ce camp d’internement où ils attrapent la gale, où ils vivent avec les puces et la vermine ? Pourquoi m’a-t-on mis au monde ? Pourquoi est-ce que je vis ? Pourquoi ? Pourquoi ? Personne ne leur répondait. Ni les hommes, ni la terre, ni le ciel, ni même les nuages. Rien, ni personne.
Les enfants ouvraient leurs yeux si ronds, si grands, si noirs. Il n’existe plus sur cette terre d’enfants tziganes heureux. Ma mère, ma mère, pourquoi m’as-tu mis au monde ? La mère, la pauvre maman, ne répondait pas. Non point parce qu’elle ne voulait pas répondre. Non. La mère ne répondait pas parce qu’elle ne savait que répondre. À une question aussi simple, personne ne sait que répondre. Personne. Personne. Avant, le monde entier leur appartenait. Ils allaient où bon leur semblait. Ils s’arrêtaient là où ils voulaient. Et ils partaient plus loin, toujours plus loin. Vers où ? Vers n’importe où. Les enfants ouvraient leurs yeux si ronds, si grands, si noirs.
Aujourd’hui, que voient-ils devant eux ? Rien, plus rien, sinon un vide infini. Leur vie n’est pas une vraie vie. Mais la vie peut-elle être une vraie vie ? Qui donc pousse le vent à courir ? Et qui lui ordonne de s’arrêter ? Manouches, Bohémiens, Romanichels, ici dans cette saline d’Arc-et-Senans, ces enfants sont à la recherche des jours où leurs yeux étaient tout sourire. Mais les jours qui se sont évanouis ne reviennent jamais. Comment vivre maintenant les jours que le sort ou le hasard leur prêtent ? Demande-le aux étoiles. Mais elles ne m’ont pas répondu.
Alors demande-le au soleil ou à la lune. Mais ils ne m’ont pas répondu non plus. Et bien demande-le à la terre. Mais elle est restée silencieuse ! Alors demande-le à Dieu. Où puis- je le trouver ? Nulle part. Où se trouve nulle part ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que je n’en sais rien. Les tziganes ne croient en rien. Ils redoutent seulement les représentants de l’autorité, les gendarmes et depuis la guerre, ils redoutent la guerre. Le 30 juillet 1942, quatre-vingt-seize enfants mineurs se trouvent internés ici dans la saline d’Arc-et-Senans.
Quarante enfants d’âge scolaire. Tous sont des enfants tziganes. Leurs yeux si ronds, si grands, si noirs sont devenus tout petits et se cachent au fond de leurs crânes couverts de cheveux épais. Ils ont maigri, ils se sont desséchés et leurs hanches se sont creusées. Le 11 septembre 1943, ces enfants partiront pour le camp de Jargeau, dans le Loiret. Avec les cent-soixante-huit tziganes parqués dans la saline, ils seront entassés dans des wagons de marchandises. Comme les enfants sacrés, les enfants tziganes sont devenus de simples objets.
Illustration d’en-tête : Plan avec une photographie d’archive, lors de l’internement de 1941 à 1943, au sein de la Saline Royale d’Arc-et-Senans, en 2024.