Comme chaque année autour du 25 novembre à Besançon, s’organise une semaine entière de mobilisations et d’évènements articulés autour des violences patriarcales : projections, débats, expositions, colloques, spectacles… Et une manifestation. Rien de bien nouveau. Le programme est sensiblement le même que les années précédentes. Avec les mêmes associations partenaires. Certaines choses changent pourtant : à commencer par les collectifs qui contribuent à organiser cette journée et dont les voix commencent à être audibles. Des drapeaux et des pancartes autour de la transidentité, des parapluies rouges symboles des travailleureuses du sexe (TDS), des banderoles qui portent le même mot d’ordre : le féminisme doit aujourd’hui être intersectionnel, déter’ et solidaire.
Ce n’est plus si nouveau et déjà cela paraît naturel à certainEs, c’est pourtant le fruit de longues luttes : d’invitations et de mails qui se perdent, de débats stériles, d’humiliations, mais surtout, surtout, d’un réseau de soutien qui a su se créer entre militantEs marginaliséEs, trans, ou TDS, dont la présence même dans les cortèges féministes est souvent remise en question. L’émergence de ces voix, c’est aussi probablement le résultat d’un boycott, celui des OubliéEs du 8 mars 2023. Cette volonté de ne plus transiger avec un féminisme qui exclut certainEs de nos adelphes a provoqué une contre-manifestation qui comptait dans ses rangs une écrasante majorité de personnes jeunes, surtout, mais plus globalement de personnes qui ne veulent plus que soient écartéEs celleux à qui on ne donne jamais la parole et qui sont pourtant davantage confrontéEs aux violences patriarcales, morales, bourgeoises, racistes, transphobes et validistes… Bien qu’imprévue, cette contre manifestation a redonné un peu d’espoir à toutes nos communautés. Jusqu’ici souvent oubliées ou méprisées.
Cette année, sans que les différents collectifs et associations ne se consultent, les discours se sont fait écho : Bien sûr les violences sexistes et sexuelles, bien sûr le harcèlement et les discriminations et l’impunité pour les auteurs de violences ont été évoquées mais aussi le besoin fort et urgent d’un féminisme vraiment inclusif. Pour beaucoup d’entre-nous, pour celleux qui sont statistiquement plus exposéEs aux violences, pour les marginaliséEs et/ou précariséEs, pour celleux qui ont de bonnes raisons de craindre les commissariats et la police, pour celleux qu’on refuse de voir dans les luttes féministes… Pour nous toustes, l’enjeu n’est pas uniquement de pointer du doigt les violences et leurs auteurs, mais de pouvoir faire entendre les violences spécifiques auxquelles nous sommes exposéEs dans l’indifférence générale. Et ces violences ne peuvent se penser sans s’intéresser aussi aux angles morts d’un féminisme institutionnel trop souvent aveugle aux luttes intersectionnelles et aux souffrances de celleux qui les portent.
Nous ne pouvons plus nous contenter aujourd’hui du constat que le patriarcat tue et viole. Pour nous battre efficacement contre ce système patriarcal, nous avons besoin d’abord de faire comprendre qu’invisibiliser les luttes des personnes trans, raciséEs, TDS, des personnes étrangères, handicapées, de ne pas relayer la parole des personnes qui ne peuvent pas s’exposer, c’est participer activement à leur exclusion. Alors, oui, nous sommes heureuxses que la parole nous ait été accordée pour ce 23 novembre. Mais plus heureuxses encore de ces voix qui émergent pour parler d’intersectionnalité. Cette fois, on pense réellement pouvoir créer une alliance solidaire efficace entre personnes sexiséEs. Avec ou sans l’aval et le soutien des associations faisant autorité dans le milieu féministe. Avec, ce serait mieux.
D’ailleurs, si le féminisme s’ouvre peu à peu à nos luttes, il reste encore beaucoup à faire… L’absence de la mention « minorités de genre » sur les affichages publics de la ville par exemple (ainsi que sur certaines banderoles). Même en admettant que le terme « femmes » inclut les femmes trans (ce dont on peut douter, tant les transidentités restent un impensé du féminisme institutionnel), l’exclusion des personnes transmasculines et non binaires suggère qu’iels ne seraient pas exposéEs aux violences patriarcales. Ce qui est factuellement faux. Nos adelphes étant autant, voire davantage, exposéEs à la misogynie, à l’homophobie, à la xénophobie… Mais qui vivent en plus, spécifiquement, la transmysoginie et la transphobie. Nos adelphes trans sont également plus susceptibles de subir des violences sexuelles et le harcèlement de rue.
D’autre part, on continue à s’interroger sur la présence du Mouvement du Nid dans les associations partenaires. Cette association abolitionniste du travail sexuel base ses actions sur un ensemble de poncifs et de généralités qui infantilisent et dénigrent l’ensemble des travailleureuses du sexe prostituéEs, nous réduisant au statut de victimes passives, dénuéEs d’intelligence et de libre arbitre, de complices cyniques du patriarcat ou encore d’inconscientEs incapables de choisir par nous-mêmes notre travail et les conditions dans lequel l’exercer. Ces discours abolitionnistes détournent l’attention : les violences sexuelles existeraient car des personnes proposeraient des prestations sexuelles tarifées, vendre ses prestations reviendrait à nous vendre nous-même.
Nous ne sommes pas à vendre. Nous ne cédons ni notre corps, ni notre consentement, ni notre dignité humaine. Nous travaillons. Nous proposons des services et parfois des savoir-faire. Nous sommes payéEs pour cela et aimerions que le travail du sexe soit considéré enfin comme ce qu’il est : un travail. Sans glamourisation ni misérabilisme. Et personne ne parle mieux de son travail que celleux qui l’exercent. Et il se trouve qu’à Besançon l’association PDA (association par et pour les travailleureuses du sexe, qui lutte contre l’exclusion et la stigmatisation des TDS) essaie justement d’offrir ce discours qui commence réellement à être écouté. Car enfin, ce qui nous agresse n’est pas la prostitution, mais ce sont des homme cis, clients ou non.
Parallèlement, dans le programme figure aussi un encart « informations supplémentaires » : signature du programme de lutte contre la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle ». Si la lutte contre la traite des êtres humains reste un sujet majeur, l’on regrette qu’il paraisse impossible pour les politiques abolitionnistes de la dissocier de la prostitution comme travail choisi dont l’exercice serait libre et éclairé. Ce projet est d’autant plus désespérant qu’il semble vain. Lutter contre la prostitution ne fonctionne pas, nous sommes nombreuxses et ne rentrons dans aucune statistique. Marginaliser les prostituéEs ne sert qu’à nous bouter de plus en plus loin des centres-villes, de plus en plus exposéEs aux violences potentielles, ou à pousser beaucoup d’entre-nous à recevoir à domicile, ce qui favorise aussi notre isolement, travaillant loin de nos collègues, sans leur soutien.
Mais surtout, comme c’est désespérant de penser qu’il existe, ici comme ailleurs, tant d’autres priorités : former les commissariats et les gendarmeries à recevoir – efficacement et avec bienveillance – les plaintes pour violences sexistes et sexuelles . Offrir aux personnes sexisées sans domicile et précariséEs des logements dignes et pérennes qui leur permettraient d’échapper à la prédation, loger les mineurEs isoléEs, penser une vraie politique d’accueil pour les gens du voyage, débloquer des fonds pour accompagner les personnes victimes de violences conjugales… Nous, nous sommes en colère. Tout le temps. Nous avons mille raisons de l’être.
Nous sommes en colère de voir que lorsque des initiatives féministes ont lieu, c’est pour enlever des droits supplémentaires et des revenus à des personnes qui ne demandent qu’à travailler comme elles le veulent et à exister. Nous sommes en colère de devoir nous battre encore et d’avoir à demander encore un féminisme intersectionnel qui laisse la parole aux concernéEs, d’espérer une vraie alliance et une vraie solidarité par et pour toustes les personnes sexisées. On aimerait vraiment pouvoir promettre que le féminisme sera intersectionnel, déter’ et solidaire, quoiqu’il en coûte. Mais on se battra encore pour l’obtenir. Contre les violences patriarcales, c’est ensemble que nous lutterons.
L., une TDS.
Illustration d’en-tête : Fin de cortège place de la Révolution, le 8 mars 2024.