Les Survivantes Audincourt

Depuis l’été dernier, les sphères conspirationnistes sont en ébullition. L’un de leurs papes, le réalisateur Pierre Barnérias, vient de signer un dixième opus, à la suite d’un « Hold-up » largement décrié. Mais après avoir banqué sur la covid-19, l’activiste s’est engagé sur un filon tout aussi porteur. Cette fois c’est la dénonciation de prétendus « réseaux pédo-satanistes » qui est au cœur de ses abhorrations, thématique fétiche des sphères complotistes et d’extrême-droite. À nouveau, l’œuvre suscite des réserves quant au fond, aux méthodes et à la promotion, ainsi que l’ont rapporté divers médias nationaux (Libération, Midi Libre, Ouest France…). Sur les « dizaines de salles obscures » qui ont admis la pellicule, deux sont comtoises.

Le Haut-Jura au centre de toutes les attentions
Le 9 novembre dernier en fin d’après-midi, c’était donc l’effervescence au « cinéma Casino » de Morez. Une véritable institution dans la région, mais qui se remet difficilement de la crise sanitaire. Toutefois ce samedi-là, pas de film d’auteur exigeant ou de superproduction hollywoodienne. La soirée était entièrement consacrée à une création indépendante et française, nommée « les Survivantes – l’ultime tabou ». Le récit est rythmé par les témoignages de huit femmes, prétendument victimes d’atteintes rituelles innommables. Une trame qui ne manque pas d’être encensée par les références les plus réactionnaires, de « France-Soir » à « Sud Radio » en passant par les mouvances national-catholiques. Mais aussi, localement, via l’office du tourisme.

Au programme dans le Haut-Jura, sous l’égide d’une mystérieuse initiatrice, on retrouvait, outre le « documentaire » et une prise restituant la réaction des protagonistes réuni·e·s à Genève en Suisse, l’intervention d’une des personnes parue dans le film ainsi qu’un discours au nom d’un confidentiel « collectif maman en colère ». La journée s’est terminé par un « buffet et un pot offert dans la petite salle de réception », avant qu’une dizaine de convives, « organisateurs et public », ne poussent l’idylle « au resto ». Le récit est repris d’un compte-rendu émanant de l’antenne départementale doubiste de « Solaris », un groupuscule qualifié « d’éco-fasciste » notamment épinglé par divers organismes de lutte contre les dérives sectaires comme l’UNADFI en France et le CIC en Suisse.

Sur Audincourt dans le Pays de Montbéliard, ce sont cette fois quatre séances qui ont été actées les 29 novembre, 1er, 2 et 3 décembre par l’enseigne « Mégarama ». Garantie d’un pluralisme, ou soutien à la cause ? Le choix de la société fut en tout cas loué par « Solaris » sur les réseaux sociaux, qui enjoignait fermement ses contacts à aller y « voir et revoir » le singulier divertissement. Tout en y adjoignant un cliché de la promotion accordée à cette sortie, par la mise en place d’une pancarte publicitaire géante dans le hall de l’établissement. Là encore, ces militant·e·s ont-ielles pesé sur le nombre d’entrées et bénéficié d’une particulière indulgence ? Sollicités par nos soins, les deux cinémas ainsi que « Solaris 25 » ne donneront aucune suite à nos demandes (voir boîte noire, ci-dessous).

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Une bannière de « Solaris », apparaissant de manière récurrente dans ses réseaux – capture d’écran.

Dans le Doubs, focus sur « Solaris »

« Solaris » a été lancé le 26 septembre 2021 par Frédéric Vidal,
prédicateur ésotérique adepte de Donald Trump et des thèses « QAnon ». Coronavirus dépeint en arnaque, pédocriminalité vue comme substantielle aux élites, recours au survivalisme assumé face à l’effondrement de la société, critique des tendances « wokes » et LGBT+, emprunts à l’imaginaire antisémite, en sont autant de caractéristiques, cultivées auprès de divers·e·s partenaires, tel·le·s que Louis Fouché, Salim Laïbi, Jacob Cohen, Marion Sigaut, ou Pierre Barnérias. Rapidement, des antennes se sont développées dans le pays, dont le département du Doubs. Dans les faits cette présence se structure surtout autour d’un canal « Telegram » créé le 11 octobre 2021, réunissant quelque 240 abonné·e·s.

Ainsi que nous l’avons constaté, ce fil ne se départit pas des inspirations nationales : Diffusion d’un extrait de « radio Courtoisie » ou de contenus adoubés par « Epoch Times », texte sur la théorie des chemtrails, relais d’une ténébreuse association « Enfants-Phares », discours de Jean-Jacques Crèvecœur et Anne-Marie Yim, note signalant « de nombreuses infiltrations des services et autres sociétés dites secrètes »… Avec une transposition concrète, y compris dans le réel, à travers une conférence de Pierre Chaillot le 6 mai 2024 à Besançon ou une réunion interne le 27 octobre suivant à propos du « désaveu à venir d’une partie de la population sur ce qu’on cherche à lui imposer » auquel il faut « examiner comment reprendre les rênes là où l’attelage nous conduisait vers l’abîme ».

Localement aussi, la structure s’inscrit dans un maillage récent et fourni. Sur Besançon, on retrouve la trace des « Mamans Louves », de « Reinfocovid », « Le Grand Réveil », « La Rose Blanche », « Destitution », « Les Frères Dissidents », « Ğ1 Bezak », etc. Mais, comme il y a quelques années avec la vague de ralliements aux sphères portées par Alain Soral, Thierry Meyssan et Dieudonné, ou les incursions comtoises d’un certain Stan Maillaud, les organisations formelles s’avèrent le plus souvent dérisoires et éphémères. Leurs idées n’en restent pas moins vivaces et ostensibles, perceptibles du « collectif Palestine » aux dérapages d’Ismaël Boudjekada, en passant par les formations politiques du type « Solidarité et Progrès », « UPR » ou « Les Patriotes ».

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Pendant plusieurs années, Dieudonné, Alain Soral ou encore Thierry Meyssan furent populaires y compris auprès de la jeunesse urbaine. Ses partisan·e·s entendaient revendiquer leur sympathie en exécutant le geste de la « quenelle », comme ici des élèves du lycée Victor Hugo de Planoise en 2014 – capture d’écran.


Boîte noire

Le « cinéma Casino » de Morez et le « Mégarama » d’Audincourt n’ont jamais donné suite à nos tentatives de contact, malgré un courrier électronique transmis à chacun dans la nuit du vendredi 29 au samedi 30 novembre ainsi qu’un texto et/ou un message sur boîte vocale en début de semaine. Même silence du côté de « Solaris 25 » à notre mail adressé lundi en fin d’après-midi, les questions concernant la séance du 9 novembre ainsi que ses publications et idéologies restant lettre morte. Seul l’office du tourisme du Haut-Jura a tenu à réagir, par ces quelques mots : « Le cinéma est partenaire de l’office de tourisme, de ce fait notre structure relaye l’ensemble de ses programmations. En aucun cas l’office de tourisme n’est au courant de la nature des œuvres diffusées ».

Mise à jour du samedi 7 décembre 2024 à 13h30. Par un courrier électronique reçu hier vendredi 6 décembre à 22h10, le « cinéma Casino » de Morez nous fait part de sa réaction ici intégralement reproduite : « Je prends tout juste connaissance de votre mail, ainsi que du précédent. Il semble que celui-ci nous ait échappé, nous avions dû croire qu’il s’agissait d’un spam. J’ai lu votre article avec attention, et je dois dire que je fus surpris de ce que j’y ai découvert. C’est trop tard à présent, mais je vais tout de même répondre à vos questions pour éclaircir une situation qui me semble importante. L’organisation de cette soirée, comme le choix du film ou de la thématique, n’est pas de notre fait. Nous avons reçu une demande privée pour l’organisation d’une soirée autour de ce film, le présentant simplement comme “un reportage sur les réseaux de pédocriminalité”. Nous avons eu tort de ne pas creuser plus avant pour savoir de quoi il était question, car en effet nous n’avions pas idée de ce dont il s’agissait. Nous ne connaissions ni le réalisateur, ni les critiques sur lui, ni le groupe Solaris. Nous avons simplement accepté une projection sur une demande particulière comme nous le faisons régulièrement pour mettre en avant des réalisateurs locaux. Il n’a jamais été question pour nous de faire la promotion d’un complotisme ou de thèses d’extrême-droite. De même, comme nous le faisons régulièrement dans le cadre de soirées à thème, nous avons laissé le local adjacent à disposition des organisateurs pour qu’ils puissent y préparer un pot et discuter avec les spectateurs qui le souhaitaient, mais nous n’avons à aucun moment participé à cette organisation ni à cette sortie au resto. Le cinéma est resté dans son cadre de stricte projection d’un film, ni plus ni moins, avec le tort de ne pas s’être suffisamment renseigné sur ce dont il était question. Nous vous remercions des éléments que vous avez apporté à notre connaissance, et vous assurons que nous serons dorénavant un peu plus vigilants ».


Illustration d’en-tête : Le hall principal du « Mégarama » d’Audincourt, aux couleurs du film « les Survivantes – l’ultime tabou » de Pierre Barnérias – capture d’écran.

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