Carte Zones Linguistiques En Suisse

L’allemand, le français, l’italien, le romanche… Et le franc-comtois ? L’idée peut sembler farfelue et pourtant, elle ne manque pas de fondements. Car oui, en Suisse, qu’une langue dite régionale soit reconnue comme langue nationale, c’est déjà arrivé avec le romanche, en 1938. Bien sûr, le contexte historique était très différent et le plébiscite fédéral avait été vu comme un ciment de l’unité nationale face aux risques d’annexion du canton des Grisons par l’Allemagne et l’Italie. Rappelons que de toutes les langues historiques de la Suisse, le romanche est la seule qui ne soit parlée qu’en Suisse.

Passé l’argument historique, passons à l’argument linguistique, car sur la frontière nord-ouest de la Confédération Helvétique, le franc-comtois occupe une place unique dans l’espace linguistique national, puisqu’il est la seule langue dite régionale à appartenir au domaine d’oïl. Dans l’imaginaire suisse, cela fait de la République et Canton du Jura le seul canton romand à ne pas appartenir à l’arpitanophonie (l’arpitan étant la langue régionale des cantons romands de Neuchâtel, de Vaud, de Genève, de Fribourg et du Valais). Mais l’imaginaire a tendance à simplifier les choses et il oublie souvent que trois districts du Canton de Berne et quelques communes du Canton de Neuchâtel, dont le Cerneux-Péquignot, appartiennent aussi à la comtophonie. Tout cet espace a donc comme langue régionale historique une langue reconnue comme telle par l’UNESCO et par le Conseil de l’Europe. Ce dernier avait d’ailleurs recommandé à la Suisse de reconnaître le franc-comtois et l’arpitan comme langues minoritaires ; chose faite en décembre 2018.

Passer le fait linguistique, passons au fait institutionnel, et là, ça se complique un peu ! Certes, à la différence de la France, la Suisse fait la distinction entre les termes de langue nationale et de langue officielle. Les langues nationales, qui sont donc l’allemand, le français, l’italien et le romanche, sont les langues que les cantons peuvent utiliser pour leurs institutions. Certains cantons n’en utilisent qu’une (le français à Genève, l’allemand à Schwytz, l’italien au Tessin), d’autres en utilisent deux (le français et l’allemand à Fribourg, à Berne et au Valais) ; enfin, un seul en utilise trois (l’allemand, l’italien et le romanche, aux Grisons). Quant aux langues officielles, traditionnellement réduites à trois car les parlementaires grisons parlent aussi l’allemand ou l’italien, se sont celles utilisées exclusivement par les institutions fédérales pour l’administration et les débats au Parlement. La reconnaissance du franc-comtois comme langue nationale le priverait donc de citer à Berne, mais pas à Delémont, capitale de la République et Canton du Jura. Le dernier-né des cantons suisses deviendrait ainsi une république-canton bilingue français/franc-comtois. Outre dans les documents de l’administration cantonale jurassienne, cela faciliterait la présence du franc-comtois sur les panneaux de signalisation, dans les médias, dans les arts, dans les établissements scolaires et la police cantonale verrait ses uniformes et ses véhicules marqués Police / Diaîdge. Changement à prévoir aussi au niveau national avec l’impression de niveaux billets de banque et l’édition d’un nouveau passeport, d’une nouvelle carte d’identité et d’un nouveau permis de conduire, entre autres. Puis la reconnaissance serait aussi internationale, avec la compagnie aérienne Swiss qui afficherait fièrement Bon voul aux côtés de Guten Flug ou Bun sgol à l’heure du décollage de ses avions, et Bon peûtou aux côtés de Buon appetito, Bon appétit ou Enjoy your meal à l’heure de la distribution de ses plateaux repas en cabine.

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Panneau d’entrée de ville à Porrentruy, annoncé en français et en franc-comtois.

Pour arriver à ce résultat, la constitution même de la Suisse doit être changée et malgré une base légale, cela implique un parcours du combattant. La demande doit ainsi être faite par le Canton du Jura (fort de sa constitution, de son statut de république de la Confédération et du statut de langue minoritaire de sa langue régionale) ; soit par une initiative populaire qui récolterait 100 000 signatures en 18 mois. Dans les deux cas, la demande doit ensuite être validée par la Chancellerie fédérale puis étudiée par l’Assemblée fédérale, et si personne n’a rien trouvé à dire jusqu’à là, soumise enfin au plébiscite du peuple et des cantons. Le « oui » doit donc obtenir une double majorité ! Cependant, il ne l’obtiendrait pas aussi facilement, puisqu’au-delà de profonds désaccords au sein même de toutes les formations politiques suisses, une partie de la population serait certainement très méfiante face une telle reconnaissance, qui pourrait venir déséquilibrer le consensus entre les différentes communautés linguistiques. Surtout que la reconnaissance d’une sixième langue nationale – l’arpitan – s’inviterait alors dans les débats, notamment à Fribourg et au Valais. Dans le Canton de Berne, la question jurassienne serait rallumée et la crainte porterait sur la fuite de ses trois districts francophones et comtophones vers la République et Canton du Jura, et certaines personnes ne se gêneraient pas de rappeler à la population jurassienne qu’à la création de son canton en 1979, celle-ci n’avait juré que par la langue française et avait relégué sa langue franc-comtoise à une simple citation, comme patrimoine culturel dans sa constitution à l’article 42-2, sous l’appellation archaïque de « patois jurassien ». Les débats porteraient également sur les moyens matériels, humains et financiers alloués à l’égalité linguistique, qui semblerait alors impossible à mettre en place tant le nombre de comtophones est en constante diminution… Où trouver le nombre suffisant de secrétaires, juges, journalistes, professeurs, artistes, possédant une bonne maîtrise de la langue ? Dans la République et Canton du Jura même, des Suisses plus Français que les Français protesteraient contre la trop grande importance accordée à ce qu’ils considèrent comme un vulgaire patois en passe de disparaître. Méfiance également face à ce qui pourrait être considéré comme une provocation contre la France, qui pourrait déboucher sur une dégradation des relations diplomatiques entre Paris et Berne concernant… la Franche-Comté !

Car oui, n’imaginez pas qu’un tel évènement n’aurait pas de conséquences chez nous. Déjà, la population franc-comtoise découvrirait avec stupéfaction que le franc-comtois est parlé en Suisse (alors que cette situation linguistique est connue depuis deux siècles !), puis les médias, les réseaux sociaux, les discussions de comptoirs ; tout cela serait en ébullition et la majorité du monde politique franc-comtois serait totalement décontenancé tant le sujet des langues régionales lui est inconnu… À l’exception de la mouvance autonomiste, qui elle, exulterait et pourrait même être accusée d’ingérence. Et au-delà des limites de la Comté, là où le sujet des langues régionales est central, c’est-à-dire en Alsace, en Bretagne et surtout en Corse, les débats sur les droits linguistiques seraient certainement explosifs et emmèneraient l’État français à reconsidérer la place de ses langues régionales et minoritaires, et peut-être même celle de ses régions, dont la Franche-Comté, qui pourrait espérer retrouver ses limites historiques d’avant fusion. Cependant, la possibilité existe que rien ne change vraiment si, passé l’effet de surprise, la population franc-comtoise reste indifférente à une telle reconnaissance. Mais avouons que cela serait un rendez-vous manqué avec l’Histoire… En attendant, pour notre seul enrichissement spirituel, considérons déjà que le franc-comtois est bien la cinquième langue nationale de la Suisse, car voilà une périphrase qui n’a pas besoin d’être soumise au référendum pour être adoptée dès maintenant.

 

Illustration d’en-tête : Carte des zones linguistiques officielles en Suisse, 2020 – Tschubby et Gagarine/cc-by-sa-4.0.

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