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Le 8 décembre 2024, le régime de Bachar el-Assad s’effondrait comme un château de cartes. Après cinquante-quatre ans de dynastie et quatorze ans de guerre civile, la diaspora syrienne de Besançon laissait éclater sa joie. Pour ses membres, la libération du pays a rendu également possible l’expression d’une situation restée longtemps indicible. Vie quotidienne sous l’égide du « parti Baas », révolution populaire dans le sillage du « printemps arabe », espoirs et craintes quant aux équilibres désormais en présence… Installée dans la capitale comtoise depuis l’été 2011, Nada est un témoin précieux de ce que fut la dictature. Rencontrée afin qu’elle nous livre son parcours et sa vision des choses, c’est notre portrait du mois.

En Syrie, un « mouvement Baas » omnipotent
Née en 1987 à Homs, Nada, prénom qui signifie « rosée » en arabe, est élevée au sein d’une famille syriaque orthodoxe de la classe moyenne. Elle grandit dans une société régie par un parti unique, toutes les organisations autorisées étant inféodées au « mouvement Baas ». Sa figure tutélaire est Bachar el-Assad, chef incontesté ayant pris la suite de son père le 10 juillet 2000. « Pour cette passation de pouvoir, une réforme constitutionnelle a été nécessaire. L’âge d’un présidentiable a été abaissé de 40 à 34 ans en 24h, ce qui a permis à la dynastie de perdurer. Toute la vie politique et sociale était liée au pouvoir, être encarté devenant déterminent pour passer un simple concours de la fonction publique. Donc finalement, l’adhésion était la règle » explique la jeune femme.

Parallèlement, la moindre résistance se voit férocement réprimée. « Depuis enfant, nul n’ignore ces faits. Mais il y avait une omerta inouïe, donc ça n’allait souvent pas plus loin. Je me souviens cependant qu’un voisin, médecin, militant du “Parti Communiste Syrien”, avait disparu pendant plusieurs jours. Dans mon quartier, impossible aussi d’oublier une femme devenue folle ; elle s’en prenait systématiquement aux éboueurs de la ville quand ils passaient là, la rumeur racontant qu’elle avait découvert la tête de son mari dans une poubelle. À ce panorama, se sont par la suite ajoutés le récit de quelques rescapé·e·s de geôles ou encore des rapports “d’Amnesty International”. Tout cela était déjà palpable avant 2010, s’opposer au régime pouvait coûter sa vie et celle de ses proches ».

Au sein de la population, personne n’est vraiment dupe. « Ce n’était pas dit ostensiblement, mais bien des gens n’étaient pas satisfaits de ce système. Sous forme de murmures, j’avais ainsi déjà entendu mes grands-parents être critiques. Avec l’assassinat de Rafiq Hariri le 14 février 2005 j’ai également commencé à me poser moi-même des questions… Comme d’autres, difficile de ne pas être troublée par l’occupation du Liban ! Il y avait deux chaînes à la télévision, la seconde ayant une offre culturelle forte où j’ai pu découvrir le français, notamment via les films de Louis de Funès. Mais avec l’apparition d’antennes souvent pirates, d’autres canaux sont surtout apparus ; certaines voix extérieures sont alors devenues audibles, en particulier celles décrivant et dénonçant la situation que nous vivions ».

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Homs, août 2023, Nada, devant la maison détruite de ses grands-parents, dans un quartier fantôme assiégé par les forces du régime d’Assad – J.-M. GELIN/droits réservés.

Deraa en détonateur
Peu avant que n’éclate la Révolution à partir du 15 mars 2011, le destin de Nada l’amène en Europe. « J’ai fait des études linguistiques, après un premier master sur place, j’ai repris une licence à Paris. C’est là que le “printemps arabe” fut déclenché en Syrie, dans la ville de Deraa. Plusieurs enfants y ont été horriblement torturés par le cousin de Bachar el-Assad, car ils avaient tagué sur un mur « ton heure arrive le docteur » [Bachar el-Assad est ophtalmologue, NDLR] après le départ de Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte. Ont suivi des manifestations massives, le vendredi et lors de funérailles. Ma famille n’était pas dans la rue, mais j’avais peur pour elle. La contestation s’est étendue malgré les morts, les mutilations et les viols, nous sommes rapidement entrés dans la guerre civile ».

Rentrée chez elle après son diplôme, Nada poursuit : « Aux militaires et check-points, se sont succédé les tirs nourris, l’envoi de chars et les bombardements. L’avenir devenait sombre, une porte de sortie s’est alors offerte à moi : prendre un poste à Palmyre, ou poursuivre un deuxième master en France. Mon père s’y opposait, mais mon frère m’a dit “vas-y car ça peut mal tourner ici”. Il m’a prêté la somme nécessaire, il fallait obligatoirement 7 000 euros d’avance. J’ai pu déposer une demande de VISA quelques jours avant que l’ambassade ne soit attaquée et fermée en juillet, j’ai alors quitté mon père en sanglots et je ne l’ai plus jamais revuJe devais choisir entre Limoges ou Besançon, cette dernière s’est machinalement imposée en référence à des religieuses de la congrégation de Jeanne-Antide Thouret ».

Sur son compte « Facebook », elle n’hésite pas à soutenir le renversement des autorités ; une attitude qu’elle va toutefois réviser avec l’enlisement du conflit, les représailles se révélant tangibles. « Afficher ainsi mes opinions avec mon nom, c’était aussi faire courir des risques aux miens. Je me méfiais de mes compatriotes présent·e·s en Franche-Comté, comment savoir qui pensait quoi ? Avec l’arrivée de “Daesh” et l’implication russe, la dépression est arrivée… Mes Parents ont pu fuir Homs juste avant qu’elle ne soit assiégée, trouvant refuge dans le quartier chrétien de Damas. Notre résidence avait été abandonnée pendant plus de deux ans, nous avons pu récupérer quelques photos et bijoux. Mais quand notre secteur a été repris par le régime, le pillage fut absolument total ».

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Homs, août 2023, mur de commémoration des martyrs du quartier de Nada, parmi lesquels un certain nombre d’amis d’enfance et de jeunesse – J.-M. GELIN/droits réservés.

« Aujourd’hui plus que jamais, j’ai de l’espoir »
Obtenant à nouveau un master en 2014, Nada hésite à regagner son pays plongé dans le chaos. Elle fini par solliciter le statut de réfugiée, bouleversant radicalement ses perspectives. « J’ai dû remettre mes papiers syriens, je n’appartenais plus à cette nation. Cette coupure fut très difficile, car je me demandais si et quand j’allais revoir ma famille. Je n’ai pu retrouver ma mère aux États-Unis d’Amérique et mon frère en Syrie qu’à partir de 2019, après avoir été faite citoyenne française. Mais mon père, il est mort seul, d’une crise cardiaque, en 2015. Les gens ne comprennent pas toujours, mais cet éclatement était une souffrance supplémentaire. Sans passeport valable et désignée comme analogue à l’axe du mal depuis Bush en 2001, nous ne pouvions presque pas voyager ».

Mais globalement, elle s’estime « chanceuse » : « Une amie a pris une balle dans la tête alors qu’elle était dans son salon, une connaissance qui faisait son service militaire a été décapitée par un djihadiste. Le quotidien, ça a été ça pendant plusieurs années » relate t-elle. Alors, quand en 2024 une offensive éclair fait vaciller ce qu’il reste de l’état, la jeune femme est d’abord sceptique. « Je craignais qu’on parte sur de nouvelles tueries, je ne voyais pas d’autres issues. Les el-Assad ayant habillement joué sur la défense des minorités, on pouvait aussi présager qu’elles ne soient prises pour cible. Mais en une bonne semaine, le système implacable s’est complètement écroulé. Les prisons ont été ouvertes, les réfugié·s sont de retour et l’horreur des crimes commis a été formulée ».

Après cinquante-quatre ans de terreur, Nada veut maintenant croire en l’avenir. « Mes ami·e·s font encore leur deuil, certain·e·s recherchent toujours leurs mort·e·s et disparu·e·s. Mais clairement, une page se tourne. Les syrien·ne·s ne tolèreront plus qu’on en retourne aux dérives passées, c’est ça la plus importante garantie. À nous de défendre aussi un devoir de mémoire, de punir les tortionnaires, d’apprendre la démocratie ». Devenue professeure, elle est très récemment mère de famille. « J’ai rencontré mon conjoint à Besançon, à la suite de mobilisations pour la Syrie et la Palestine. Notre fille se nomme d’ailleurs Emissa, c’est le nom antique de Homs. Naturellement, je me sens solidaire et impliquée dans tous les drames humains, aujourd’hui plus que jamais, j’ai de l’espoir ».

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Nada, lors d’une action de « l’Association France-Palestine Solidarité » le 22 février dernier à Planoise.


Illustration d’en-tête : Nada à Homs, août 2023, dans un quartier fantôme, bombardé et assiégé durant deux ans et demi, de 2012 à 2014, par l’armée du régime d’Assad
– J.-M. GELIN/droits réservés.

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