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Autrice, photographe, réalisatrice de courts-métrages, chroniqueuse et bientôt correspondante de presse, Maryssa Rachel dispose de plusieurs cordes à son arc pour retranscrire la réalité. Son écriture s’inscrit dans le courant du dirty realism, décrivant des vies ordinaires de façon minimaliste pour aborder des faits sociaux, dénoncer, faire réagir. L’autrice était présente à l’Autodidacte ce mois d’octobre dans le cadre de la rentrée libertaire pour présenter sa dernière création, qui est aussi son premier polar, intitulé Faut pas prendre les enfants de la rue pour des connards sauvages.
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Utiliser les mots justes

Dénoncer les violences sexuelles, c’est d’abord les nommer. L’histoire commence avec le viol d’une employée par son patron, qui est ensuite retrouvé assassiné dans son restaurant. Par la suite, lorsque des rumeurs circulent aux alentours, le mot viol n’est jamais prononcé. Maryssa Rachel explique avoir retranscrit la réaction de la société confrontée à cette réalité : « On va parler d’agression sexuelle, d’attouchements, mais on ne va pas dire viol, comme si on essayait de minimiser l’acte ».

Dans la première partie du livre, ce qui va intéresser Gabriella, l’héroïne, ce n’est donc pas d’enquêter sur le meurtre, mais d’aller à la rencontre de celleux qui parlent d’abus sexuels. « C’était le terme abus. J’ai du mal avec ce terme. On abuse de café, de chocolat, mais on n’abuse pas d’une personne. On la violente ».
Journaliste citoyenne, Gabriella incarne la rupture entre le journalisme indépendant et les médias de masse : « C’était volontaire de ne pas employer certains mots, c’est l’héroïne qui va finir par employer le terme viol, mais au début, le vocabulaire, c’est celui d’un article de média de masse ».

Une scène du livre illustre les mécanismes de censure à l’œuvre sur les réseaux sociaux lorsqu’on dénonce des faits de violences sexistes et sexuelles (VSS). En réponse à des agressions physiques et verbales dont elle et son amie sont victimes, Gabriella filme l’agresseur, un acteur peu connu issu de la haute bourgeoisie, puis expose les faits en ligne. Immédiatement, ses comptes Youtube et Facebook sont supprimés. Cette réalité a été vécue par l’autrice à de multiples reprises : « À partir du moment où les propos vont à l’encontre de certaines personnes, on entrave la liberté d’expression. Mon compte Facebook a dû sauter cinq ou six fois. C’est malheureux à dire mais après tu te plies, tu te musèles pour éviter que ça ressaute. Ma manière de dénoncer maintenant, c’est mes bouquins, d’ici à ce qu’on les mette au feu, on a encore un peu de temps. »

Dénoncer la violence comme un continuum

« Y’a encore du boulot avant que les nanas puissent sortir de chez elles sans être emmerdées par des individus testostéronés », écrit l’autrice au début du livre. Elle place les VSS à la fois au centre de l’intrigue mais aussi en filigrane tout au long de l’histoire, de l’horreur franche à la remarque sexiste la plus ténue, en passant par un rappel des statistiques concernant le viol. Est ici pointé du doigt le fait qu’un viol ou un féminicide n’est pas un fait isolé, il appartient au continuum de violences de genre auquel la société participe en ne condamnant pas les violences mineures. Que faire ? Réagir. Arrêter d’être indifférent, ou pire, complaisant, et de qualifier d’humour des comportements qui portent atteinte à l’intégrité d’une personne : « Là pour moi, on est dans une période de rééquilibrage où les hommes doivent apprendre à se comporter. Les choses ont évolué, mais il reste encore beaucoup de travail, et on m’a donné l’opportunité, par ce bouquin, un polar qui se veut relativement léger, que mon héroïne puisse dénoncer tout ça. Le lecteur lit et en fait ce qu’il veut, mais j’espère que ça l’invitera à réfléchir à ce qu’il se passe en bas de chez lui ».

L’intersectionnalité comme angle d’attaque

Gabriella, protagoniste principale du livre, est bolivienne, SDF, et ne s’attarde pas sur le genre de ses partenaires sexuels. Autant dire que les discriminations croisées, elle connait. Au-delà des VSS, Maryssa Rachel écrit le racisme et le mépris de classe sous les formes multiples qu’ils peuvent revêtir. On passe de la gueulante contre les stéréotypes sur les banlieues et le racisme institutionnel aux remarques récurrentes faites à Gabriella au sujet de son accent, le fameux « tu viens d’où » et son désir de ne « pas faire de vagues » pour éviter qu’on lui « tombe dessus », autant d’éléments qui traduisent entre les lignes la charge raciale1 qui pèse sur le quotidien de l’héroïne. L’autrice appelle à réagir à toutes les oppressions, y compris celles qui ne nous concernent pas directement, et rappelle à la fin du livre que « faire société, c’est d’abord rejeter l’injustice ».

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Maryssa Rachel – Autoportrait

Renouveler le polar

Gabriella nous est présentée comme la fille spirituelle de Gabriel, alias le Poulpe, héros emblématique d’une collection comptant 290 polars, publiés entre 1995 et 2015. Dans Faut pas prendre les enfants de la rue pour des connards sauvages, le Poulpe, qui épaule l’héroïne principale, est dépeint comme un vieux réac, sympa mais à côté de la plaque par rapport à l’époque. Il ne comprend pas qu’elle ne veuille pas faire d’enfants, dit encore « tête de n*gre », parle de « femmes hystériques » et quand Gabriella le reprend, répond des trucs du style « les wokistes, vous me pétez les burnes ».

Gabriel est quelque part à l’image du polar à l’ancienne, aujourd’hui obsolète : « Je lis San Antonio. Il y a des remarques sexistes, la façon dont Sana traite les femmes, ça ferait bondir aujourd’hui ». On peut aussi penser à Manchette, auteur emblématique du polar français, également connu pour ses positions d’extrême-gauche, dont les personnages féminins sont souvent enfermés dans des stéréotypes sexistes, et où parfois des personnages annexes racisés sont juste nommés « le noir ».

À travers la relation entre Gabriella et Le Poulpe, Maryssa Rachel invite néanmoins non pas à la rupture, mais à dépasser les clivages générationnels : « Le Poulpe est loin d’être con. Il comprend, il entend ce que Gabriella dit. Il y a cet aspect du flambeau qu’on passe, mais il est aussi là pour montrer que c’est pas parce que t’es un mec de soixante-dix balais que t’es incapable de comprendre les jeunes ». C’est un pont entre les générations que revendique l’autrice : « J’ai la chance d’avoir deux gosses qui ont 24 et 26 et qui, aussi, m’éduquent. Iels m’aident énormément à prendre conscience des combats d’aujourd’hui. Je trouve que c’est hyper important d’écouter les jeunes générations. C’est à nous de les suivre, pas à elleux de régresser pour se mettre à notre niveau ». Reprendre le flambeau, oui, mais sans considérer les ancien·ne·s incapables de compréhension, et sans oublier le point de vue et le vécu de chacun·e : « Toujours penser à ce que les personnes ont pu vivre, aux connaissances de l’époque, remettre les choses dans leur contexte ».

On l’a compris, le polar du siècle dernier a de quoi interpeller, notamment par la manière dont y sont traitées les VSS : « Majoritairement, c’était des bouquins écrits par des hommes pour des hommes, donc on va pas s’attarder sur un acte de viol, à la rigueur on va l’érotiser pour que ce soit un peu masturbatoire ». D’où la nécessité, non pas de censurer, mais d’accompagner ces ouvrages d’un éclairage critique : « C’est déjà ce qu’on fait avec les œuvres de Céline ». Rectifier le tir passe aussi par la création de nouveaux contenus. Maryssa Rachel inscrit son livre dans l’époque actuelle, avec la volonté de mettre les VSS au centre, d’en retranscrire l’horreur et la charge traumatique : « Je pense que les VSS, on va en parler de plus en plus, autrices comme auteurs et on ne sera plus dans une démarche de dénonciation mais dans une démarche de témoignage ». Un angle d’écriture qui contribue à déconstruire la culture du viol en opposant aux idées reçues des faits documentés et des vérités scientifiques : « On commence à en parler. Dans les médias, sur France Culture, ils parlent de dissociation. Maintenant quand une personne raconte son viol et raconte des sentiments de déconnexion, d’absence de ressenti, on va pas lui dire : ah bah t’étais consentante, on va lui dire : ah ok, il s’est passé quelque chose de tellement grave que ton esprit s’est dissocié pour que tu survives ».

À la fin du livre, Gabriella s’apprête à rendre public ce qu’elle a découvert et déclare : « À moi de rédiger un texte assez percutant, pour faire comprendre au lectorat l’impact dévastateur des traumatismes et à quel point on ne sait jamais ce que le passé nous réserve2 ». On entend ici la voix de l’autrice se superposer à celle de sa protagoniste.

Outrage : documenter et dénoncer l’inceste

À la suite d’une séance photo au cours de laquelle des femmes ayant subi la pédocriminalité se confient à Maryssa Rachel, l’autrice commence à écrire Outrage. Le livre s’ouvre sur une relation mortifère entre deux personnes malades, et de multiples scènes de sexe. Assez rapidement, les souvenirs de l’inceste vécu par Rose, la protagoniste principale, font irruption dans le récit. C’est une position inconfortable que ce livre propose au lectorat. On se retrouve témoin, livré·e à soi-même, sans narration pour nous prendre par la main et nous dire quoi penser : à nous de juger de ce qui est problématique, violent ou non.

Une ambiguïté qui explique l’accueil fait au livre, sur fond de scandale et de harcèlement sur les réseaux : « Outrage est sorti avant MeToo. Les personnes l’ont super mal pris, mais je réexplique : ce n’est pas un roman masturbatoire, c’est l’histoire d’une héroïne qui est en train de se casser la gueule et qui essaie de se reconstruire après tous les traumas qu’elle a subis dans son enfance, avec un énorme travail de documentation derrière ».

Au cœur du scandale, la manière dont l’inceste est retranscrit, peut-être trop réaliste pour une époque qui n’a pas encore été secouée par #MeTooInceste : « Rose n’a pas de soutien médical, elle raconte les viols imposés par son père de son seul point de vue. Je me suis renseignée auprès de sexologues, de psychiatres. Il y a un passage ou je décris que, petite, elle attend son père et que son sexe se lubrifie. C’est une réalité. Ça peut perturber les gens, leur donner la nausée, mais le corps s’organise de façon à subir le moins de douleur possible ». La pédocriminalité est ainsi vécue à travers la conscience d’une victime qui, à côté de ça, vit une enfance normale, ne réalise pas qu’on est en train de la violenter, le but étant de sortir des fausses représentations : « Quand tu parles d’inceste les gens vont s’imaginer que le gamin est prostré, maltraité, roulé en boule dans un placard, non, c’est pas ça. C’est une manipulation de l’adulte envers l’enfant pour lui faire croire que ce qu’il lui fait est quelque chose de bienveillant, qui va lui faire du bien ».

Maryssa Outrage
Présentation du roman Outrage – Maryssa Rachel

Travailler sur Outrage, ce fut savoir que le livre allait être mal interprété par beaucoup et l’écrire quand même, pour les victimes et leur parole que la société a encore du mal à accueillir : « Je ne peux pas en vouloir à certain·e·s de n’avoir pas compris le message et de s’être dit que je faisais l’apologie de l’inceste. Mais si vous pensez comme ça et que demain un gamin vient vous voir et vous dit qu’il a subi de la pédocriminalité, vous allez le reprendre en disant qu’il fantasme, le museler ». Un travail qui a touché juste puisque l’autrice reçoit par la suite des messages de remerciements : « J’ai eu des témoignages de femmes qui m’ont dit : merci, j’ai lu dans ton livre des choses que je n’ai jamais pu dire et je me sens moins seule. À partir de là, mon travail est fait ».

1 Le concept de charge raciale, théorisé par les auteurices Maboula Soumahoro, Rachid Bagaoui et Douce Dibondo, désigne la pression psychologique constamment subie par les personnes perçues comme non-blanches dans toutes les sphères de la vie.

2 Référence à Françoise Sagan : « Je ne sais pas ce que le passé nous réserve ».

Du tac au tac

Qu’est-ce qui nourrit ton écriture ?
La vie.

La première lecture qui t’a marquée ?
Je ne peux pas choisir entre À l’estomac de Chuck Palahniuk, qui m’a bousculée, genre t’es dégoutée mais tu peux pas lâcher le livre, et Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline, dont l’écriture me parle beaucoup.

La place de l’écriture dans ta vie ?
Beaucoup. Si j’écris pas, je meurs.

Comment tu as commencé à écrire ?
Avec des journaux intimes quand j’étais petite.

Des projets en ce moment ?
Un recueil de nouvelles noires et deux romans en cours. J’ai aussi proposé à une maison d’édition une Old romance qui parle l’amour des séniors, pour dénoncer le fait qu’on mette sur le banc de touche nos vieux en partant du principe qu’on ne doit plus avoir de libido après soixante ans.

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