Louise Caravati est archiviste et agente du patrimoine à la Maison du peuple de Saint-Claude. Riche d’une licence d’histoire en patrimoine et archives et d’un master de recherche sur les conditions de vie des ouvriers verriers et cristalliers dans le pays de Bitche en Lorraine, elle prend en main en 2021 le fonds d’archives unique de ce lieu où, durant plus de 100 ans, le mouvement coopératif a pris une forme unique et globale. Cette aventure sociale et politique, bien conservée au travers de milliers de documents et objets à classer, numériser et diffuser, fait l’objet d’un intérêt tout particulier de chercheur·ses mais aussi de curieux·ses. Dans l’histoire, très peu d’initiatives autant abouties ont à ce point façonné un territoire et une manière de concevoir collectivement le travail et la redistribution de ses fruits, avec pour objectif l’émancipation des travailleurs et travailleuses.
« L’histoire par le bas c’est compliqué »
Entre l’histoire gréco-romaine, celle médiévale, celle des temps modernes, ou celle des temps contemporains, la période qui passionne le plus cette historienne, qui a aujourd’hui entre les mains une mine d’or du passé ouvrier du Haut-Jura, est bien la dernière. Issue d’une famille du nord Franche-Comté, elle a vu ses grands-parents devoir se reconvertir après le départ des usines textiles. Très vite, elle oriente ses recherches et travaux autour de l’histoire de l’industrie et de la désindustrialisation, avec un intérêt tout particulier pour l’histoire ouvrière. « En arrivant ici à la Fraternelle, c’est la dimension sociale et politique du mouvement ouvrier qui m’a intéressée, puisque ce sont des ouvriers qui ont créé La Fraternelle. On est dans une ville assez difficile d’accès, où les gens avaient besoin de s’entraider et où le modèle coopératif avec les fruitières était déjà connu. C’est rare de retrouver un modèle coopératif et mutualiste à une aussi grande échelle, qui couvrait quasiment tous les besoins de la vie des coopérateurices, de la naissance jusqu’à la mort.»
Le fonds d’archives qu’elle a aujourd’hui entre les mains est unique, puisque qu’il raconte la manière dont des milliers d’ouvriers ont décidé de mettre en commun leurs ressources, mais aussi parce que ce fonds existe en soit. Car de manière générale, peu d’archives sont produites par les ouvriers. « L’histoire des ouvriers, c’est quelque chose de difficiles à étudier, parce que les archives ouvrières passent beaucoup par des témoignages. Une personne diamantaire ne va pas forcément se rendre compte que son savoir-faire est très précieux. Il va le passer à l’oral, par des techniques et des gestes à d’autres personnes, mais il faut qu’il y ait des personnes extérieures pour noter ce genre de choses. Les archives personnelles des ouvriers nous donnent parfois plus d’indications sur la manière dont ils travaillaient. Un ouvrier qui va écrire une lettre lorsqu’il est vacances, ça va nous indiquer que potentiellement son entreprise a mis des choses en place. En ça, l’histoire par le bas, c’est compliqué. »
1896, un tournant idéologique
C’est en 1881 que les statuts, de ce qui sera d’abord une coopérative uniquement d’alimentation, sont signés. Ce sera « La Fraternelle ». Elle est une émanation du Cercle ouvrier de Saint-Claude dont ses membres se réunissaient mensuellement à des fins de sociabilisation et d’éducation. « À la base, ce sont des ouvriers et petits patrons pipiers et diamantaires qui se retrouvent dans des appartements et qui se mettent ensemble pour créer des choses, dont les bases d’une coopérative ». Durant 15 ans, la coopérative fonctionne sur un modèle capitalistique. « Chaque actionnaire n’avait pas le droit de posséder plus de quarte actions à son nom pour ne pas qu’il y ait des personnes qui prennent le dessus. A la fin de l’année, tout ce qui était en plus était reversé aux actionnaires. »
« La Fraternelle a été créée par deux grands mouvements sociaux et politiques, avec des communistes et des socialistes utopistes. Et à un moment donné, certaines personnes refusent ce système capitalistique qui est en train de se mettre en place ». Non sans grand débat, une refonte complète des statuts aboutira en 1896. Sur les 200 sociétaires, 90 partent. « Au lieu que l’argent soit reversé aux actionnaires, il est mis dans un fonds social qui sert à payer les frais de médecin, de maladie, de chômage, de retraite, et des activités de loisir comme le théâtre, le cinéma, le sport. C’est vraiment unique que ça couvre tous les aspects de la vie et c’est vraiment ces nouveaux statuts qui permettent aux coopérateurs de faire ce qui est vraiment la Fraternelle ». Pour l’époque, la mise en application de cette vision de la réparation des fruits du travail est absolument novatrice. Le surplus d’argent généré par la coopérative n’est ainsi plus vu comme une manière de s’enrichir, mais orienté de telle manière à ce que les coopérateurs puissent bénéficier de services sans qu’ils n’aient à sortir quelque chose de leurs poches. « L’école de Saint-Claude », comme on l’appellera plus tard, est née.
Henri Ponard fait partie des personnes qui s’opposent frontalement à la tournure capitalistique que prend La Fraternelle avant la refonte des statuts. « C’est une des têtes pensantes de La Fraternelle, qui a fait beaucoup pour la ville et pour le Jura, et c’est lui que l’on retiendra le plus dans l’histoire de La Fraternelle, grâce à ces nouveaux statuts. Il décède en 1928, et son corps est ramené à Saint-Claude pour y être enterré. On a certaines photos qui montrent que le jour de son enterrement, les rues sont noires de monde. On estime que 10 000 personnes sont venues assister à son enterrement dans une ville qui compte 12 000 habitants à l’époque. C’est un bienfaiteur de la ville en fait. »
Une organisation globale ouverte à toutes et tous
« 1896, c’est la volonté d’accueillir tout le monde. Dans ces statuts, on retrouve que « peut être coopérateur un homme, une femme, un français ou un étranger ». Saint-Claude est une terre d’immigration, et ils se rendent compte que ça n’a aucun intérêt pour eux de ne pas accueillir celles et ceux qui arrivent. En faisant des études de noms des coopérateurs, on se rend compte qu’il y a beaucoup de noms italiens.»
Après la refonte des statuts, en dehors de Saint-Claude, plusieurs succursales de La Fraternelle ouvrent sous la forme d’épiceries. Grâce aux bénéfices réalisés dans ces boutiques et dans celles de la ville, en 1910, au 12 rue de la Poyat, après plusieurs années de travaux, la coopérative ouvre un vaste bâtiment de 4 000 m2 pour développer son projet global. « Dans cette bâtisse, il y avait une pouponnière pour accueillir les bébés des ouvriers, il y avait « Les enfants du peuple » , qui était l’école de théâtre pour les enfants, il y avait une chorale, une section sport, une bibliothèque, un café, un cinéma, une épicerie. Est ouverte aussi une université ouvrière, où une femme, Alice Menant, dispensait tous les jeudis des cours aux ouvriers. Étant donné qu’à 14, 15, 16 ans les jeunes partent dans les usines, ils ne pouvaient pas étudier. Là, à La Fraternelle, c’est l’université qui venait à eux ». Une imprimerie s’est aussi développée au cœur du bâtiment afin de pouvoir informer les citoyens et citoyennes et diffuser de la propagande sociale communiste. Cet espace sera d’une importance capitale pour court-circuiter les réseaux ennemis durant la première et la seconde guerres mondiales.
Afin de pouvoir bénéficier des services de La Fraternelle, il fallait motiver son entrée mais aussi son envie de la quitter. « C’était « très strict ». Puisque c’était global et que ça allait avec une idéologie politique et sociale, il fallait faire comme une lettre pour motiver son envie d’entrer dans La Fraternelle. On n’entrait pas par hasard ici ». Durant 50 ans, jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, toutes les personnes sociétaires ont ainsi pu bénéficier de services qui n’existaient pas à l’époque. Car ce n’est seulement qu’au sortir de la guerre, en 1945, qu’un système de sécurité sociale prend forme au niveau national grâce au Conseil National de la Résistance qui propose dans son programme un « plan complet de sécurité sociale visant à assurer, à tous les citoyens, des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail ». Niché au fond de sa vallée, la Maison du Peuple et les actionnaires de La Fraternelle ont ainsi été précurseurs en matière de répartition de la richesse, d’éducation populaire et de protection sociale.
Une aventure qui continue
L’association loi 1901 « La Fraternelle » s’est montée en 1984 après que la coopérative ait été dissoute. Cette année, celle-ci a fêté ses 40 ans. Durant quatre décennies, des centaines de bénévoles se sont impliqué·es pour faire renaître le lieu qui était en friche. Aux côtés de celleux-ci, toujours aussi nombreux·ses, 15 personnes travaillent quotidiennement au sein la Maison du Peuple, unique lieu culturel de la ville. « Je travaille à La Fraternelle, mais j’y vais aussi pour voir un film d’Art et d’Essai puisqu’on a ce label, pour y boire un café, et il m’arrive d’y acheter des œuvres. Ce n’est plus aussi global qu’avant, mais La Frat’ fait partie de nos vies. L’image gauche bourgeoise et parfois élitiste que l’on pouvait nous attribuer tend à s’effacer et ces dernières années on voit des gens que l’on n’avait jamais vu avant. La Frat’ est ouverte à toutes et tous. »
L’association, reconnue récemment comme « Tier lieux », vit à moitié de fonds propres et à moitié de subventions. Elle y accueil des scolaires tout au long de l’année et pratiquement comme avant, ça grouille à tous les étages. Les tarifs proposés sont bien inférieurs à la moyenne. La place de cinéma ne dépasse pas 6 euros, et les spectacles, soirées et concerts 10 euros. « Le coût de la vie ici n’est pas le même qu’ailleurs. Les gens n’ont pas les même salaires qu’à Lyon, on ne peut pas pratiquer des tarifs de grandes villes et ce n’est pas le but. Le but est que ce soit le plus accessible possible. »
Atteindre les archives
Les archives de la Maison du peuple sont des archives privées qui appartiennent à l’association et qui continuent d’être alimentées. L’inventaire peut être consultés en ligne. À partir de là, toutes les demandes peuvent être faites à l’adresse archives@maisondupeuple.fr ou par téléphone à ce numéro 03 84 45 77 37.
Image d’en-tête : Louise Caravati au milieux de ses dizaines de mètres de boites d’archives. Antoine Mermet / Hans Lucas.
Mise à jour effectuée le 25/11/2024 à 22h30.